Marion déplore le silence gêné de la philosophie sur l'Amour, un mot segmenté, divisé entre Eros et Agape mais surtout ignoré, rejeté car échappant au raisonnement. Le Cogito cartésien ne laisse pas de place à l'amour... Le mot Amour, comme le mot Charité est banni rejeté, alors qu'il s'agissait pourtant de l'origine même de la Philo-sophie (amour de la sagesse) à laquelle on préfère maintenant la métaphysique...
Dans son essai, Jean Luc Marion tente donc de ré-introduire une phénoménologie de l'éros. Il y parvient à travers l'analyse de questions essentielles.
Le "M'aime-t-on, d'ailleurs" conduit pour lui à une impasse, celle d'un je qui déprime et sombre entre la vanité et la recherche d'une reconnaissance pour tomber jusqu'à la haine de soi-même et de l'autre.
Il faut pour Marion trouver une autre voie, celle d'un étant qui s'expose, se donne le premier et entre ainsi dans ce qu'il qualifie de "réduction érotique". Cette réduction, conduit non sans poésie, à la prise de chair, le don de ma chair que me fait l'autre en l'érotisant. Une rencontre qui parvient à la non résistance de ma chair et de celle de l'autre, jusqu'à la jouissance, dans un "Me Voici" qui exprime une passivité où je prends chair.
Cette érotisation reste due cependant à l'automatisme de ma chair qui s'érotise dans la non résistance de la chair de l'autre. Elle aboutit cependant à une suspension, voir à un vide (Marion décrit l'orgasme comme une falaise). Pour dépasser cette impasse, il faut le travail du temps, de la fidélité qui donne valeur au serment, l'actualise et permet la naissance d'autrui comme Personne. L'autre n'est plus l'objet qui a déclenché cette érotisation automatique de ma chair, mais bien celui vers lequel je peux engager mon avance, mon amour qui se risque à donner sans attendre de réciprocité, seule garantie d'un amour véritable.
A travers une "dissection" des mécanismes érotiques, Marion trace sans forcer un chemin où l'autre peut advenir comme Personne.
Son approche philosophique (phénoménologique) loin des dogmes et d'un savoir trop affirmé, permet de trouver accès, sans a priori, à l'amour véritable. La conclusion que je ne révèle pas est à la hauteur de ce parcours. Elle introduit au silence et à un amour qui nous a précédé.
Réflexions critiques :
L'exercice de Marion rappelle dans une certaine mesure celle qui m'avait "emballé" dans l'Autrement qu'être de Lévinas. On y retrouve d'ailleurs certains accents. Marion a d'ailleurs une analyse plus critique du visage, qui est intéressante. Il en appelle à un au delà du regard, une ipséité fondamentale que Lévinas avait esquissé.
Son approche reste philosophique avec sa limite. Elle s'arrête au seuil du divin sans franchir le pas d'une affirmation (réductrice?). On retrouve ce qui m'avait plu dans son premier essai "L'idole et la distance".
On peut cependant reprocher au modèle de Marion de tout ramener à la réduction érotique, comme point de passage obligé d'une découverte de l'amour. On peut regretter qu'il n'explore pas plus d'autres chemins plus mystiques ou hyperboliques, ceux que reprend les témoins que Chemins évoquent et dessinent dans ce site. L'agape pourrait trouver une dimension plus vaste, à travers l'évocation de ce à quoi l'homme est capable, lorsqu'à travers ou au delà de la réduction érotique il se lance dans un amour d'autrui plus vaste que celui qui répond à la jouissance. Un au delà de l'amour humain qui devient trace d'une ressemblance de l'amour divin.
Marion évoque le tiers enfant, signe d'un serment qui se cristallise dans un autrui qui nous échappe. Il fait l'impasse sur toutes les fécondités qu'un amour peut générer, à travers la sublimation d'un mécanisme d'origine pulsionnel vers un au-delà de soi.
C. Heriard
Jean Luc Marion,
Le Phénomène Erotique 2003, Figures Grasset
Du même auteur :
L'idole et la distance, 1977 Poche
Prolégomènes à la Charité, Editions de la Différence, 1986 (3ème édition 2000)
La Croisée du visible, Editions de la Différence, 1991
Réduction et Donation, Recherche sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie, Paris, PUF, 1989
Etant Donné, Essais d'une Phénoménologie de la Donation, Paris, Puf, 1997, 2ème édition, 1998
De Surcroît, Etudes sur les Phénomènes saturés, Paris, Puf, 2001
Vous voulez participer à ce recensement, commenter ou compléter les fiches déjà réalisées...
|